L’hypercompression du temps érodant nos capacités d’attention, de concentration, de contemplation, ce moment d’arrêt contraint, cette suspension temporelle, a violemment réorienté notre regard pour nous obliger à questionner l’impératif d’accélération. Il a offert, aux moins exposés, aux moins démunis, une rare opportunité d’introspection et de verticalité. L’importance du silence, cette porte vers ce qui est sans prix, cette matrice de tout bien, est redevenue évidente.
Nombre d’entre nous ont été amenés à se poser des questions inhabituelles, éprouvantes, transformatrices : Pourquoi cette “famine temporelle” en temps normal ? Qu’est-ce qui fait la qualité de la vie ? Qu’est-ce qu’une vie bonne ? De quoi avons-nous vraiment besoin pour être heureux ? Comment nourrir sa vie intérieure et restaurer le lien avec soimême ? à la faveur de cette crise, le rôle de la philosophie –et de la spiritualité- est pour un temps redevenu presque central. Les philosophes ont repris du service. Eux qui ont pour fonction de poser de justes questions, de clarifier, de remettre en cause les évidences les mieux ancrées, d’interroger les préjugés, tout ce qui paraît aller de soi, n’ont jamais été autant sollicités. Qu’ils nous remettent en mémoire les leçons du stoïcisme, l’importance des exercices spirituels, ou le constat d’un Pascal sur la valeur de la claustration vertueuse, tous nous invitent, par leur rigueur et leur refus du cynisme ambiant, à élever le niveau du débat public. Ils mettent au défi nos certitudes et réapprennent à ceux qui en doutaient qu’il est permis d’imaginer d’autres mondes possibles.
“Les philosophes, par leur
rigueur et leur refus du
cynisme ambiant, mettent
au défi nos certitudes et
réapprennent à ceux qui
en doutaient qu’il est
permis d’imaginer d’autres
mondes possibles.”
Cette pandémie nous incite donc à repenser le monde dans lequel nous vivons. Vat- elle augmenter notre capacité à faire communauté ? Va-t-elle aboutir à faire émerger une plus grande conscience écologique ? Va-t-elle achever de nous rappeler que nous formons, selon le mot d’Edgar Morin, “une communauté de destin terrestre” ? Cette terrible épreuve sociale, constitue-t-elle vraiment une opportunité pour l’intelligence collective? Va-t-elle nous fournir l’occasion de repenser notre mode de vie, de ralentir, d’améliorer notre relation au monde animal et à la nature ? Nous obligera-t-elle à bâtir un monde plus humain, plus solidaire, à penser une communauté transnationale mondiale ? Cette pandémie a favorisé l’expérience de la lenteur, de la sobriété, de la solidarité, de la redécouverte de ce que les Romains, héritiers de la scholè des Anciens Grecs, appelaient l’otium studiosum, le loisir fécond et studieux, qui consiste en une valorisation de la pensée individuelle comme source de sagesse et comme contribution au bien commun. Sans l’otium, sans ce loisir studieux, ce temps dévolu au perfectionnement de soi, il n’y aurait eu ni philosophie, ni démocratie.
“Cette pandémie a
favorisé l’expérience
de la lenteur, de
la sobriété, de la
solidarité.”
Cette crise, on le sait, a porté un coup très dur à la culture. Elle a été un révélateur de la fragilité du monde de la culture. Festivals annulés, musées fermés, théâtres et galeries désertés, arts du spectacle sinistrés, librairies vides… Elle a démontré que quand la vie sociale s’étiole et que la vie culturelle se réduit comme peau de chagrin, quelque chose d’essentiel nous manque.
Comment définir cet “essentiel” ?
Vers quoi au fond se sont tournés les gens en temps de confinement ? Vers tout ce qui est caractérisé comme inutile, comme ne revêtant pas de caractère utilitaire, vers toutes les sources de nourritures émotionnelles, vers ce qui permet de s’échapper, de rêver, de penser par soimême, de conférer du sens à la vie, mais aussi de s’interroger. On le sait, la culture a un pouvoir réparateur: les livres, par exemple, sont des compagnons indispensables, et plus encore en temps de détresse ; ils nous offrent le don d’ubiquité [être ici et ailleurs], développent notre empathie, le goût des autres et de la différence, ce que la philosophe américaine Martha Nussbaum a appelé les “émotions travers tous les arts de la narration et de la représentation, garantes de notre équilibre émotionnel. La culture est et reste une source de plaisir et d’émerveillement. Que serait en effet un monde sans musique, sans peinture, sans littérature, sans poésie, sans photographie, sans tous ceux et toutes celles qui stimulent notre imaginaire, nous donnent à voir, à penser, nous connectent et reconnectent à la beauté, au rêve, au merveilleux, au possible ? Mais, trêve d’irénisme, la culture ne se résume pas à ses offres de consolation et de verticalisation. Elle peut revêtir des formes très sombres, réveiller nos hantises, notre détresse, nous renvoyer une image peu glorieuse de l’existence, nous rappeler le tragique de notre condition, nous obliger à regarder l’abime.
ADIJ HAJJI